EXPÉRIENCES

POUR CONNOÎTRE LA FORCE DES BOIS

Par M. Du Hamel.

M.rs Parent, Musschenbroeck, de Buffon & moi, avons fait des expériences pour connoître la force des bois: plusieurs Mathématiciens ont donné sur cela des théories ingénieuses, mais insuffisantes; tous ces travaux sont utiles, mais rien n'est plus avantageux pour la pratique que de multiplier les expériences.

La qualité & la force des bois sont bien différentes de ce qu'elles étoient au commencement du siècle; on en a assez communément cherché la cause dans les effets des grandes gelées de 1709: je ne dis pas que cette cause doive être entièrement mise à l'écart; il est certain que les fortes gelées, sur-tout quand elles arrivent dans certaines circonstances, font fendre les arbres, & endommagent aussi plusieurs couches ligneuses, d'où il résulte des plaies ou des vices intérieurs qui rendent les bois susceptibles d'une plus prompte corruption, en même-temps qu'elles altèrent leur qualité & les rendent incapables d'une grande résistance; mais je crois qu'il y a des causes différentes de celles-là qui influent plus généralement sur la force & la durée des bois: premièrement, depuis un temps très-considérable on a toujours abattu des bois & on ne s'est presque point occupé de refemer, ce qui fait que la plupart de nos futaies étant sur vieilles souches, les arbres sont le produit de racines usées & d'un terrein épuisé; les baliveaux sont à peu prés dans le même cas; ainsi il n'y a que quelques arbres des haies ou de palis avec quelques bois marmanteaux qui se trouvent de bonne qualité: secondement, la disette des gros bois oblige d'employer ceux que nos prédécesseurs n'ont point abattus, parce qu'ils étoient dans des terreins marécageux, & leur qualité est d'autant plus mauvaise qu'ayant été abandonnés depuis long-temps, ils sont tombés en retour: troisièmement, on va chercher des bois dans des lieux inaccessibles, & qu'y trouve-t-on? des bois si vieux qu'ils sont gras & tendres, & ne peuvent servir que pour les menuiseries dans l'intérieur des maisons.

Mais quelle qu'en soit la cause, les Ingénieurs remarquent que des écluses qui duroient anciennement quarante & cinquante ans, n'en durent aujourd'hui que dix à douze; les Architectes sont désolés de voir, malgré les attentions qu'ils apportent à choisir les poutres qu'ils emploient dans les grands édifices, qu'il en faut changer une partie au bout de quelques années: j'ai vu des Vaisseaux qui avoient quarante ans de construction, & dont la plupart des membres étoient encore sains, pendant qu'ils sont presque tous pourris au bout de dix ans dans les Vaisseaux de nouvelle construction.

Il seroit bien injuste de s'en prendre à la négligence de ceux qui emploient les bois; je crois avoir très-bien prouvé dans mon Traité complet des Forêts, qu'il n'y a aucun arbre de gros échantillon qui n'ait dans le cœur un vice essentiel & un commencement de corruption qui n'est quelquefois pas sensible dans les bois nouvellement abattus, mais qui se manifestera au bout d'un très-court espace de temps.

Je conclus de tout ce que je viens de dire, qu'on s'abuseroit si on vouloit établir la force des bois qu'on emploie aujourd'hui sur des expériences qui auroient été faites dans le siécle dernier. C'est sans doute de pareilles réflexions qui ont engagé M. le Comte de Roquefeuil, Commandant de la Marine à Brest, M. Marchais, Commissaire général ordonnateur, & M.rs les Ingénieurs, à faire les expériences que je vais rapporter, pour fixer avec connoissance de cause les dimensions des poutres qu'on devoit employer à un bâtiment considérable qu'on y construisoit.

1.re Expérience.

Une poutre de bois de chêne de 24 pieds 6 pouces de longueur, de 10 pouces de largeur, 9 pouces d'épaisseur, a été placée sur deux chevalets, en sorte qu'il ne lui restoit que 23 pieds de portée.

On a suspendu au milieu de cette poutre un canon de 36, pesant 7591 livres; ce poids lui a fait prendre 3 pouces & demi d'arc.

Comme on a jugé que cette poutre ne pourroit pas supporter un second canon de 36, on l'a seulement chargée du poids de 18 saumons de fer & de deux hommes; sous cette charge elle a rompu vers le milieu.

Ces différens poids réunis faisoient ensemble 8901 livres, & on a reconnu après la rupture que cette poutre avoit quelques défauts.

II.e Expérience.

Une poutre de bois de chêne bien saine & de droit fil, de 24 pieds six pouces de longueur, 10 pouces de largeur, & 11 pouces & demi d'épaisseur, ayant été placée sur des chevalets, il lui restoit 23 pieds de portée.

On a suspendu au milieu de cette poutre un canon de 36, pesant 7591 livres; ce poids lui a sait prendre 2 pouces & demi d'arc: à 8 pieds de l'extrémité à droite on a suspendu un autre canon de 36, pesant 7678 livres, ce qui lui a fait prendre un arc de 4 pouces trois quarts; trois minutes après, cet arc étoit de 5 pouces.

À pareille distance de l'autre extrémité on a suspendu un pareil canon de 36, pesant 7491 livres, qui a fait sur le champ rompre la poutre à 9 pieds & demi de l'extrémité à droite; cette poutre alors étoit chargée de 22760 livres qu'elle n'a pu supporter, quoique ces poids fussent distribués à différens points de sa longueur.

III.e Expérience.

Une poutre de bois de chêne, bien saine & de droit fil, de 24 pieds & demi de longueur, ayant 12 pouces de largeur & 13 pouces d'épaisseur a été placée sur deux chevalets de manière qu'il ne lui restoit que 23 pieds de portée.

On a suspendu au milieu de cette poutre un canon de 36, pesant 7591 livres, ce poids lui a fait prendre un pouce d'arc.

On a suspendu à pieds du milieu, de chaque côté, deux autres canons, l'un pesant 7544 & l'autre 7716 livres; ce poids de 22861 livres a fait prendre à la poutre un arc de 4 pouces & demi, & 4 minutes après cet arc a augmenté d'un demi pouce; on pouvoit conclure de-là que cette poutre étoit déjà surchargée.

Cependant on a élevé deux autres canons de 36, l'un pesant 7491 livres, l'autre 7678 livres, ayant attention de les placer l'un à droite & l'autre à gauche, à 6 pieds de distance du milieu de la poutre; à peine a-t-elle eu ressenti le poids d'un de ces canons, de celui qui pesoit 7491, qu'elle a éclaté à l'endroit où le canon alloit être suspendu, & lorsqu'on a voulu lui faire supporter le poids total de ce canon, elle a rompu sur le champ à 4 pieds du milieu, elle avoit alors 7 pouces d'arc.

On a évalué que cette poutre, au moment de sa rupture, étoit chargée de 26606 livres; comme elle étoit très-saine, & que dans le nombre de celles qu'on emploie il doit s'en rencontrer qui auront des défauts cachés ou d'un bois plus tendre, il paroît que, l'une dans l'autre, on ne doit pas les charger de plus de la moitié du poids qui les a fait rompre, & qu'ainsi d'après cette expérience on ne doit pas les charger de plus de 13500 livres.

Ce qui prouve que M.rs les Officiers du port de Brest ont très-bien fait de s'assurer de la force des bois qu'ils devoient employer avant que de les mettre en œuvre; car assurément on auroit jugé qu'une poutre de cet échantillon auroit été capable d'une plus grande force.


Duhamel du Monceau: Expéricences pour connoître la force des bois.
Histoire de l'Académie Royale des sciences Année M. DCCLXVIII. Avec les Mémoires de Mathématique & de Physique, pour la même Année, Paris, 1770, pp 534-537.


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